Dernièrement j’ai suivi – et mis imprudemment les doigts – dans un petit tweetclash entre la chanteuse Maurane et une (ex-?-)fan qui ne comprenait pas en quoi le fait de photographier et filmer un concert pouvait être gênant pour l’artiste et le public.
En surfant un peu le net sur le sujet, la position de bon nombre d’artistes pourrait se résumer comme suit : pour permettre à tous la meilleure immersion possible dans l’expérience musicale d’un soir et par respect pour les personnes derrière vous et les artistes devant vous, ne vivez pas le concert à travers l’écran de votre smartphone.
C’est étonnant de constater la distance que les gens installent volontairement entre leur regard et le moment présent, bien qu’ils aient payé parfois cher le droit de vivre ce moment privilégié. Ils ont payé pour vivre un moment unique et éphémère, comme on paye pour voir un tableau d’un grand-maître, ça ne donne pas le droit de gratter le vernis du bout de l’ongle. Comment, filmer et photographier ne feraient pas de dégâts ? Détrompez-vous !
Personnellement, je me souviens d’un concert de Jacques Stotzem où les rafles d’un déclencheur peu discret d’un “paparazzi” du premier rang m’empêchaient d’apprécier les balades dans un théâtre au son exceptionnel. A Eurodisney, un imbécile filmait le son et lumière avec son iPad tenu à bout de bras. La petite led de sa tablette, ridiculement inutile a plus de 60 mètres du sujet filmé, éclairait le dos des personnes devant lui d’une lumière crue, ruinant le moment pour une bonne dizaine de personnes au minimum.
Il fut une époque où des petit futés se scotchaient un enregistreur sur le mollet pour enregistrer les concerts sous le manteau et revendre des cassettes sous le manteau également. Ces jours où la musique était une denrée rare, où les albums sortaient au compte-goutte, sont révolus. Plus personne ne paierait pour un enregistrement sous le manteau, quand les gens ne sont même pas disposés à acheter la version studio d’une chanson ou un bon enregistrement live.
Un concert est un moment éphémère par nature. Nous sommes en train de perdre cette notion du moment unique qui ne reviendra jamais, un moment de communion entre ceux qui avaient la chance d’être là. Les vidéos, et dans une moindre mesure les photos, détruisent cette intimité précieuse avec l’artiste et donnent une vision déformée, floue et de mauvaise qualité à ceux qui n’étaient pas présents à cet instant. Quant à ceux qui photographient et filment, leur esprit reste focalisé vers l’extérieur, pas sur la jouissance du moment.
Si encore l’image était de bonne qualité … mais vous avez raté un moment de partage avec l’artiste, ruiné le show des gens derrière vous, juste pour une minute de vidéo tremblante et floue au son douteux. Une vidéo que 20 personnes viendront regarder là où la publierez, à moins que l’artiste ne dérape sur une peau de banane et se casse la jambe sous vos yeux ravis d’avoir saisi un moment unique (oubliant que le vrai moment unique était le concert). Au bout de quelques heures, votre vidéo sombrera ensuite dans l’indifférence numérique, mais jamais dans l’oubli. Si vous êtes fan, pensez-vous rendre service à l’artiste que vous aimez ?
Imaginez qu’un ami vous raconte un concert mémorable et que vous êtes envieux. Imaginez maintenant assister à ce concert sur l’écran d’un smartphone … ce sera sans aucun doute beaucoup moins convaincant et ne rendra pas justice au récit enflammé qu’il vous en faisait. La chose remarquable avec l’humain est que sa mémoire est faillible. Nos souvenirs sont amplifiés, embellis et nous transforment. Nous digérons nos expériences et elles deviennent uniques pour nous. Les photos et vidéos nous empêchent de faire ce travail de sublimation du moment en émotions durables. Au pire quelqu’un d’autre mieux placé et mieux équipé que vous aura filmé et une petite recherche Google suffira.
Ce que vous filmez ne ressemble à rien, et n’intéresse finalement pas grand-monde. Vous vous privez du contact avec l’artiste et privez celui-ci d’un moment d’émotion avec vous. Et pour finir d’enfoncer le clou, c’est du vol pur et simple. Le contenu musical et l’image des artistes relèvent du droit d’auteur et ne peuvent pas être reproduit sans autorisation, surtout de d’une façon aussi techniquement médiocre.
Les artistes de leur côté sont sensibles à cette attente du public et ils travaillent pour vous offrir du contenu de qualité maîtrisé. Offrir est à prendre au sens littéral car ce travail de promotion n’est par directement rémunéré. Nourrir et mettre en appétit les fans en garantissant la meilleure expérience possible est un travail précis qui nécessite le contrôle de l’image depuis l’avant de la scène ou derrière votre écran d’ordinateur. Ceci explique la déception et la colère des artistes et de leurs équipes par rapport à tout ce qui peut se retrouver sur le net.
Personnellement, les photos et les vidéos prises lors de mes concerts ne me dérangent pas, et je les récupère en général pour les intégrer à mes comptes rendus. Mais il y a un monde de différence entre quelques photos prises et un mitraillage incessant ou des Smartphones tenus à bout de bras toute la durée du concert, que je n’ai évidemment pas encore vécus. Je pense à un ami qui avait pour seule vidéo disponible d’un bon concert, un bref et embarrassant moment où les dieux du son les avaient abandonné. Pourquoi partager ce moment ? Est-ce vraiment tout ce que les gens retiendront de ce concert ?
Au concert de Robbie Williams, le CD du concert du jour était en vente une demi heure à peine après la fin du concert. Un joli tour de force technique et commercial.
Pourquoi ne pas limiter les photos au premier quart d’heure, comme dans certaines conférences de presse ?
Mais de toute manière, au resto, au concert, voire en vacances … si notre Smartphone restait un peu plus longtemps dans notre poche ?
Que sera le futur ? Deux tendances cohabitent. Des applications, comme Periscope, permettent le livestream d’événements ou de moments. C’est une direction future possible, où nous vivrons les concerts par les yeux de ceux qui pourront se payer les places. D’autre part, des applications comme Snapchat renouent avec l’aspect éphémère qui donne de la valeur et du sens au moment en lui permettant de devenir un souvenir.
L’évolution du marché musical le démontre à souhait, la technologie est plus puissante que l’art de nos jours et le combat semble perdu d’avance. Mais prendre conscience de nos actions et de leurs implications n’est jamais inutile.
Note: de manière assez ironique, j’ai rédigé ce billet sur mon Smartphone, dans le train. C’est dire si je n’ai rien contre la technologie et son ubiquité.