On peut évidemment disserter de la question de savoir si se plaindre est un droit, mais pour des tas de métiers, ça ressemble presque à un devoir.
Les employés râlent sur leur patron, les enseignants déplorent l’attitude de leurs élève, les paysans se lamentent à propos de la météo, les hôteliers pleurnichent pour une saison en dent de scie, les restaurateurs se plaignent d’une baisse de fréquentation de leur établissement, les cafetiers d’une taxation abusive qui grève leur chiffre d’affaires. (Caricatural ? Pourtant les médias font régulièrement l’écho de ces doléances).
Seul le musicien semble ne pas avoir le droit de se plaindre.
Cette réflexion m’est venue en lisant Thomas Leeb qui dit, après un concert en Asie, je cite “I usually thank the sound guy from stage….but not tonight.” (Traduction: Habituellement, je remercie l’ingénieur du son depuis la scène, mais pas ce soir – pour le contexte, après un soundcheck difficile, au bout de deux morceaux, le volume a été poussé jusqu’à saturer douloureusement toutes les enceintes, jusqu’à la fin du concert). Certains – dont moi – ont été surpris de le lire. Il est rare qu’un artiste mette les pieds dans le plat. Mais il y a tant de fois où ce serait bien nécessaire et salutaire.
Toujours faire comme si tout allait toujours bien et “show must go on !”. En gros, … Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Bien sur, le musicien se plaint, mais le musicien qui parle de ces difficultés techniques d’un soir l’empêchant de donner le meilleur de lui-même ou se plaignant de la difficulté d’évoluer professionnellement dans notre société ne trouvera guère d’oreille compatissante.
Pour les autres artistes, ceux qui surplombent, survolent ou surnagent, il est un raté, un aigri. Pour les musiciens qui rament avec lui, à tous les coups, un peu plus de sueur et d’opiniâtreté lui manquent sans doute.
Pour d’autres, le musicien ignore sans doute qu’il est gâté. Il est vite catalogué de difficile, de prétentieux. Il attrape la grosse tête, il joue les artistes maudits. Ne voit-il pas qu’il est payé pour une sorte de passe-temps, un loisir, que certains considèrent comme une certaine oisiveté créative. La scène n’est que plaisir, pas un boulot. Pas de quoi se plaindre en somme ?
Et si il a réussi, la moindre des choses serait qu’il savoure son succès en silence, après tout, avec tout ce qu’il gagne, il n’est pas à plaindre. Et tant pis si le streaming ne lui rapporte rien et que les ventes d’album couvrent à peine les frais de production et de promotion. Et tant pis si le téléchargement illégal le ruine. QUE-DU-BONHEUR, on a dit. Tant pis si des gens diffusent de l’audio, des photos, de la vidéo médiocre qui ne rendent pas grâce à sont travail et sur lesquels il sera néanmoins jugé. TIENS TOI DROIT ET SOURIS ! Tant pis si la vie en tournée détruit son couple et sa santé. QUE DU BONHEUR !
Pourquoi attend-on du musicien qu’il sourie même quand on lui marche sur les pieds ? Pourquoi faut-il qu’il marche en silence quand les aménagements administratifs abscons lui rendent pratiquement impossible la pratique de sa passion en tant que métier.
Évidemment, toute modestie et toute proportion gardée, certaines exigences du musicien sont légitimes, d’autres moins. Il doit être en mesure de pratiquer son art, son métier, dans des conditions correctes et confortables qui lui permettent de vivre correctement, ni plus ni moins qu’un autre. Avec le droit de se plaindre, ni plus ni moins qu’un autre.
Alors, et sinon, … c’est comment la vie d’artiste ? Bah, on ne peut pas se plaindre !